15

Horty grimpa l’escalier quatre à quatre et entra en coup de vent dans l’appartement.

— Je joue de malheur, dit-il, haletant. Dès que je veux faire quelque chose, ça rate. Je suis sûr d’arriver toujours trop tôt ou trop tard...

Il aperçut Zena, les yeux ouverts et fixes sur le divan et Bunny accroupie à ses pieds.

— Qu’est-ce qui se passe donc ? demanda-t-il.

— Solum est entré pendant que nous étions dans la cuisine, expliqua Bunny. Il a pris les cristaux. Nous n’avons rien pu faire. Zena n’a pas ouvert la bouche depuis. J’ai peur, Horty. Je ne sais pas quoi faire. Oh ! mon Dieu...

Elle se mit à sangloter tout à coup.

Horty traversa la pièce en deux enjambées, souleva Bunny de terre, la serra une seconde dans ses bras et la reposa sur le plancher. Il s’agenouilla à côté de Zena.

— Zena... commença-t-il.

Elle ne bougea pas. Ses yeux, envahis par leurs pupilles dilatées, semblaient des fenêtres ouvertes sur une nuit trop noire. Il lui souleva le menton et la fixa de son regard. Elle se mit à trembler et à crier tout haut comme s’il l’avait brûlée. Elle se débattait dans ses bras.

— Non, non... criait-elle. Je vous en prie... pas cela...

— Je te demande pardon, Zena. Je ne savais pas que je te ferais mal.

Elle se renversa en arrière et leva les yeux vers lui, comme si elle le reconnaissait seulement.

— C’est toi Horty ? Il ne t’est rien arrivé ?

— Bien sûr que non. Que s’est-il encore passé avec Solum ?

— Il a pris les cristaux  – les yeux de Junky...

— Cela faisait douze ans qu’elle les cachait, murmura Bunny, et maintenant...

— Tu crois que c’est le Cannibale qui l’a envoyé pour les reprendre ?

— C’est certain. Il a dû me suivre et attendre que tu sois sorti. Il était entré et reparti avant que nous ayons seulement eu le temps de nous retourner.

— Les yeux de Junky...

Il se souvenait du jour où, tout enfant, il avait failli mourir, parce qu’Armand avait jeté son jouet à la poubelle. Et aussi du jour où le vagabond avait écrasé les yeux du polichinelle sous son genou et où il l’avait senti, dans le restaurant à cinquante mètres de là. Maintenant, le Cannibale allait pouvoir... Ah ! non. C’était trop, vraiment.

Bunny porta sa main à sa bouche.

— Horty, je viens de penser que... que le Cannibale n’aurait sûrement pas envoyé Solum comme cela, tout seul. Il voulait à tout prix avoir les cristaux... tu sais comment il est quand il veut quelque chose. Il ne peut supporter d’attendre. Il doit être quelque part en ville, en ce moment.

— Non ! dit Zena en se levant avec raideur. Non, Bunny. Ou je me trompe fort ou le Cannibale est déjà reparti pour regagner sa roulotte. S’il croit que Kay Hallowell et Horty ne font qu’un il voudra avoir les cristaux à la portée de la main pour faire des expériences sur eux et observer la jeune fille en même temps. Je te parie qu’il est déjà en train de filer à toute allure en direction de la foire.

— Si seulement je n’étais pas parti d’ici, se lamenta Horty. J’aurais peut-être pu arrêter Solum, peut-être même rattraper le Cannibale, et... quelle guigne ! La voiture de Nick était au garage. Il a d’abord fallu que je trouve Nick pour la lui emprunter, après ça que je fasse partir le camion qui bloquait l’entrée, que je mette de l’eau dans le radiateur, et que... bref, tu vois ça d’ici. En tout cas, maintenant, j’ai l’auto en bas. Je vais partir tout de suite. Sur trois cents milles je devrais bien arriver à rattraper le... Combien de temps cela fait-il que Solum est parti ?

— A peu près une heure. C’est impossible, Horty. Et je n’ose pas penser à ce qui t’arrivera quand il va s’attaquer à ces deux cristaux.

Horty sortit les clefs de sa poche et les fit danser dans sa main.

— Qui sait ? dit-il tout à coup. Il y a peut-être une chance...

Il se rua sur le téléphone.

En l’écoutant parler rapidement dans l’appareil, Zena se tourna vers Bunny.

— L’avion ! Bien sûr ! Comment n’y avions-nous pas pensé ?

Horty reposa le téléphone et regarda sa montre.

— Si je peux être à l’aéroport dans douze minutes, dit-il, j’aurai un avion.

— Tu veux dire : « Nous aurons ».

— Non, toi tu ne viens pas. Désormais cette affaire me regarde seul. Vous avez déjà assez souffert comme cela, mes pauvres petites.

Bunny s’était accrochée à son pardessus.

— Je retourne près de La Havane, dit-elle avec énergie.

Malgré ses traits enfantins son visage exprimait une résolution indomptable.

— Tu ne vas pas me laisser ici, déclara Zena d’un ton sans réplique, en allant chercher son manteau. Inutile de discuter, Horty. J’ai encore beaucoup de choses à te dire, et peut-être aussi à faire.

— Mais...

— Je crois qu’elle a raison, dit Bunny. Elle a vraiment beaucoup de choses à te dire.

Quand ils arrivèrent à l’aérodrome, l’avion se plaçait déjà sur la piste d’envol. Horty traversa le terrain en auto, en jouant furieusement de son klaxon et l’avion attendit. Sitôt qu’ils furent installés sur leurs sièges, Zena commença à parler. Elle ne termina ce qu’elle avait à dire que dix minutes avant d’arriver.

— Ainsi donc, fit Horty après une longue pause, c’est cela que je suis...

— C’est une grande chose, tu sais, d’être cela, dit Zena.

— Pourquoi as-tu attendu tant d’années pour me le dire ?

— Parce qu’il y avait trop de choses que je ne savais pas... Il y en a encore... Je ne savais pas exactement ce que le Cannibale pourrait arriver à extraire de ton esprit s’il s’en donnait la peine ; je ne savais pas combien de temps il faudrait pour que l’idée que tu te faisais de toi-même s’ancre bien en toi. Tout ce que j’ai voulu, ç’a été que tu t’acceptes sans discussion, comme un être humain véritable, comme une fraction de l’humanité entière et que tu grandisses avec cette idée.

— Pourquoi est-ce que je mangeais des fourmis ? dit-il tout à coup en se tournant vers elle.

Elle haussa les épaules.

— Je n’en sais rien. Peut-être que même en s’y mettant à deux les cristaux ne peuvent pas créer un être parfait. En tout cas, tu avais sûrement une carence en acide formique. Tu sais que les fourmis en sont pleines. C’est de là que cet acide tire son nom. Il y a des enfants qui mangent du plâtre parce qu’ils ont besoin de calcium. D’autres aiment bien les gâteaux brûlés, parce qu’ils y trouvent le carbone qui leur manque. Si tu avais une carence, elle devait être très grave.

Le gouvernail de profondeur s’abaissa et ils sentirent le freinage qu’il exerçait sur l’avion.

— Nous arrivons. A quelle distance d’ici se trouve le champ de foire ?

— A deux ou trois kilomètres. Nous prendrons un taxi.

— Je vais te laisser quelque part, dans les environs du campement, Zena. Tu n’en as que trop supporté déjà.

— Moi, je t’accompagne, dit fermement Bunny. Mais, pour toi, Zena... je crois qu’il a raison. Je t’en supplie, tiens-toi à distance, jusqu’à... jusqu’à ce que tout soit fini.

— Qu’est-ce que tu vas faire ?

Il étendit les mains.

— Ce que je pourrai. D’abord délivrer Kay. Empêcher Armand Bluett d’exécuter ses ignobles desseins sur elle et sur son héritage. Et puis, il y a le Cannibale. Je ne sais pas encore, Zena. Cela dépendra des circonstances. Mais il faut que j’agisse. Tu as déjà fait tout ce que tu pouvais et au-delà. Regardons les choses en face : tu ne tiens pas debout en ce moment. Il faudrait que je m’occupe de toi en même temps que du reste et tu me gênerais plutôt.

— Il a raison, Zena, dit Bunny. Je t’en prie...

— Attention, Horty. Je t’en supplie, fais bien attention...

« Aucun cauchemar ne pourrait être pire, se disait Kay, que celui que je vis en ce moment. On m’enferme dans une roulotte avec un vieux satyre épouvanté et un nain à l’agonie, sans parler d’un fou et d’une espèce de monstre qui ne vont pas tarder à revenir l’un et l’autre. Et je dois subir leurs propos délirants à propos de doigts coupés, de cristaux vivants et je ne sais quoi encore... Et pour comble, on me dit que je ne suis pas moi mais quelqu’un ou quelque chose... »

La Havane gémit sur sa couchette. Kay prit une serviette et une fois de plus lui épongea le front. Comme chaque fois, elle vit ses lèvres trembler et remuer, mais les mots s’arrêtèrent dans sa gorge, en un gargouillement étouffé qui allait s’évanouissant.

« Il veut quelque chose, se dit-elle. Je voudrais bien savoir quoi pour le lui donner tout de suite. »

Armand Bluett était appuyé contre la cloison, près de la fenêtre ; son coude passait au-dehors. Kay savait qu’il était très mal installé là et que probablement il avait fort mal aux pieds. Mais il ne voulait pas s’asseoir. Il ne voulait pas s’éloigner de la fenêtre. Pas si bête ! Il avait bien trop peur d’être obligé d’appeler à l’aide. Maintenant, c’était au tour du vieux satyre d’avoir peur de sa victime. Il la regardait encore avec des yeux luisants et des lèvres baveuses de désir, mais il avait peur.

« Ma foi, tant pis pour lui ! » se dit Kay. Personne n’aime entendre mettre son identité en doute mais, dans le cas présent, elle n’y voyait aucune objection. Cela avait au moins l’avantage de maintenir toute la largeur de la roulotte entre elle et Armand Bluett.

— Ne vous occupez donc pas de ce petit monstre, dit-il sèchement. De toute façon, il va bientôt crever.

Elle lui jeta un regard chargé de haine, mais ne répliqua pas. Le silence se prolongea, coupé seulement pas le traînassement douloureux des pieds du juge.

— Quand M. Ganneval va revenir avec les cristaux, finit-il par dire, nous ne tarderons pas à apprendre qui vous êtes. Je vous dispense de me répéter une fois de plus que vous ne comprenez pas de quoi il s’agit.

— Mais je ne sais rien ! protesta-t-elle. Je voudrais bien que vous arrêtiez de crier tous comme cela. Vous ne pouvez pas tirer de moi des renseignements que je ne possède pas. Et de plus ce pauvre petit bonhomme est très malade.

Le juge renifla dédaigneusement et se rapprocha encore davantage de la fenêtre. Elle se sentit prise d’une violente envie de s’approcher de lui en poussant des grondements de bête féroce. La peur le ferait sans doute basculer de l’autre côté. Mais, à ce moment, La Havane gémit de nouveau.

Elle se contracta soudain. Tout au fond de son cerveau, elle sentait une présence, une entité, vaguement associée à une musique douce et fluide, à un large visage aimable et à un bon sourire. C’était comme si on lui avait posé une question.

Elle y répondit silencieusement :

— Je suis là. Je vais bien jusqu’à présent...

Elle se retourna pour regarder le juge et voir s’il partageait cette étrange impression. Il paraissait agité. Il était toujours debout, le coude posé sur l’appui de la fenêtre et il polissait nerveusement ses ongles sur le revers de son veston.

Elle vit alors une main apparaître dans l’encadrement de la fenêtre.

C’était une main mutilée. Elle s’éleva à l’intérieur de la roulotte comme la tête et le cou d’un oiseau aquatique, cherchant une proie, passa pardessus l’épaule d’Armand et se déploya devant son visage. Le pouce et l’index étaient intacts, mais le majeur était d’une longueur moitié moindre que la normale et les deux derniers doigts étaient de simples bourgeons de tissu cicatriciel.

Les sourcils d’Armand Bluett se hérissèrent au-dessus de ses yeux exorbités, aussi ronds que sa bouche grande ouverte. Sa lèvre inférieure se retroussa vers le haut, jusqu’à recouvrir presque ses narines. Il laissa échapper un faible son qui tenait du râle et du hoquet, et roula sur le sol.

La main disparut comme elle était venue. Des pas rapides retentirent au-dehors. Ils couraient vers la porte. On y frappa. Une voix se fit entendre.

— Kay ! Kay Hallowell ! Ouvrez-moi !

Elle tremblait sans savoir pourquoi.

— Qui... qui est là ? balbutia-t-elle.

— Horty, dit la voix tandis que le bouton de la porte s’agitait violemment. Dépêchez-vous. Le Cannibale ne va pas tarder à revenir. Nous n’avons guère de temps.

— Horty, je... la porte est fermée à clef.

— La clef doit être dans la poche du juge. Vite !

Surmontant sa répugnance, elle courut jusqu’à la silhouette allongée sur le plancher. Bluett était étendu sur le dos, la tête calée contre le mur, les yeux fermés obstinément, dans un violent effort psychique pour s’isoler du monde extérieur. Dans la poche gauche de son gilet il y avait un trousseau de clefs et une clef séparée. Elle prit cette dernière et ouvrit la porte sans difficulté.

Kay s’arrêta sur le seuil de la roulotte, éblouie par le grand jour.

— Horty ? dit-elle seulement.

— En personne.

Il entra, lui caressa le bras et sourit.

— Vous avez eu tort d’écrire des lettres, dit-il. Viens, Bunny.

— Ils s’imaginaient que je savais où vous étiez, dit Kay.

— Eh bien, maintenant, vous le savez.

Il tourna ses regards vers le corps étendu d’Armand Bluett.

— Charmant spectacle ! Il a mal au coeur ou quoi ?

Bunny avait couru d’un trait jusqu’à la couchette à côté de laquelle elle s’était laissée tomber à genoux.

— La Havane... Oh ! La Havane…

La Havane était allongé sur le dos, très raide. Ses yeux étaient vitreux et ses lèvres desséchées dessinaient une sorte de moue.

— Est-ce que... commença Kay... enfin... Est-il... J’ai fait de mon mieux. Il voulait quelque chose. J’ai peur qu’il...

Elle s’approcha du petit lit.

Horty la suivit. Les lèvres poupines de La Havane, si pâles maintenant, se détendirent lentement, puis se plissèrent de nouveau. Un faible son s’en échappa.

— Je voudrais tant savoir ce qu’il veut, dit Kay.

Bunny, elle, ne dit rien. Elle posa ses mains sur les joues brûlantes du nain, avec douceur mais comme si elle voulait lui arracher à tout prix un secret.

— J’arriverai peut-être à deviner, dit Horty en fronçant le sourcil.

Kay vit ses traits se détendre, prendre une expression de calme profond. Il se pencha au-dessus de La Havane. Le silence devint sï absolu tout à coup dans la roulotte que les bruits de la foire, venus du dehors, semblèrent s’abattre sur eux comme une cataracte étourdissante. Quand Horty, une seconde plus tard, se tourna de nouveau vers Kay, son visage était crispé de chagrin.

— Je sais ce qu’il veut, dit-il. Nous n’aurons peut-être pas le temps avant que le Cannibale revienne. Mais... Oh ! tant pis, il faudra bien s’arranger, dit-il avec décision. Je vais être obligé d’aller à l’autre bout de la roulotte, expliqua-t-il. Si celui-là bouge. (Il montrait le juge du doigt :) donnez-lui un bon coup sur la tête avec votre chaussure. Et de préférence, laissez un pied dedans !

Il disparut en serrant sa gorge à pleine main, d’une façon bizarre.

— Qu’est-ce qu’il va faire ?

Bunny ne quittait pas des yeux La Havane, toujours dans le coma.

— Je ne sais pas, dit-elle. Quelque chose pour faire plaisir à La Havane. Avez-vous vu sa figure quand il est parti ? Je ne crois pas que le pauvre La Havane puisse…

Derrière la cloison s’éleva le son d’une guitare, dont les six cordes étaient effleurées d’un doigt léger. On accordait l’instrument. Un accord vibra...

Quelque part, une femme s’était mise à chanter en s’accompagnant sur la guitare. Elle chantait Stardust d’une voix pleine et claire, un soprano lyrique, pur comme une voix d’enfant. C’en était peut-être une après tout. La fin de chaque mesure était marquée par un léger vibrato. Les paroles étaient scandées légèrement par la guitare, en un accompagnement ni tout à fait improvisé, ni tout à fait régulier, mais aussi libre et aisé qu’une respiration. Sans accords compliqués, la guitare cerclait seulement d’une rapide et délicate arabesque la ligne de la mélodie.

Les yeux de La Havane étaient grand ouverts ; il ne bougeait toujours pas. Mais ses yeux étaient maintenant brillants et non plus vitreux. Peu à peu un sourire apparut sur ses lèvres. Kay s’agenouilla à côté de Bunny, peut-être pour être encore plus près d’elle...

— Kiddo, murmura La Havane tout en souriant.

Quand la chanson fut terminée, son visage se détendit.

— Hé là ! dit-il très distinctement.

Ces deux syllabes exprimaient le maximum de compliment qu’il pût imaginer. Après quoi, avant même que Horty fût revenu, il mourut.

En entrant, Horty n’accorda même pas un coup d’oeil à la couchette. Il semblait avoir mal à la gorge.

— Venez, dit-il d’une voix rauque. Il faut filer maintenant.

Ils appelèrent Bunny et gagnèrent la porte. Mais Bunny restait auprès de la couchette, les mains posées sur les joues de La Havane, son doux visage crispé par la douleur.

— Viens vite, Bunny. Si jamais le Cannibale revenait...

Un pas retentit au-dehors, un choc sourd contre la paroi se fit entendre. Kay pivota sur elle-même pour regarder la fenêtre qui venait de s’obscurcir soudain. Le grand visage triste de Solum s’encadrait dans le châssis. A cet instant précis, Horty poussa un cri aigu et se laissa tomber sur le sol en se tordant de douleur. Kay se retourna pour voir la porte s’ouvrir.

— C’est vraiment aimable à vous de m’avoir attendu ! dit Pierre Ganneval en jetant un coup d’oeil à la ronde.